Texte inédit de Agnès Chanteur

Retrouvez en exclusivité un texte inédit de Agnès Chanteur auteure de Lord of Beauty.

Bonne lecture !

LORD OF BEAUTY par Agnès Chanteur (mars 2024)  

J’en oubliai l’été. Le parfum enivrant des prairies fraîchement fauchées. La joie du soleil sur la peau. La  lumière sur la rivière. Il n’y avait rien d’autre que ma peur.  

Pourquoi préférer le combat de la vie à la paix de la mort ?  

J’avais mêlé mon sang à un fantôme. Plus rien n’avait d’épaisseur.  

L’atelier sentait bon le rose poudré des cotonnades et les taffetas imprimés.  

Un silence lui coupa la parole.  

– Je pars. Je quitte Liverpool.  

– Je réussirai à faire ce qu’aucun peintre n’a jamais fait. Des chevaux aussi vrais et aussi beaux que  nature. Mais pour refaire ce que la nature a fait, il faut commencer par défaire. Tout ce dont disposent  aujourd’hui les gens de chevaux, ce sont de vieilles planches d’anatomie imprécises.  

Je la pris dans mes bras et nos larmes se mélangèrent.  

Les naseaux fumants, les deux grands carrossiers qui attendaient dans la rue, ne tenaient pas en place. Je m’endormis un sourire au coin des lèvres. Les cochers sont forcément un peu philosophes.  

Une épaisse odeur de graisse mêlée à la sueur des chevaux imprégnait l’auberge. Les hommes sentaient  l’animal.  

Son pied força la porte et la lune éclaira enfin son visage émacié.  

George finissait de river les derniers clous qui brillaient de toute leur nouveauté. Il libéra le pied de  l’étau de ses cuisses en attrapant le bout du sabot et en l’accompagnant jusqu’au sol. Je mourais d’envie  de lui dire de refaire ce geste. Juste pour revoir ce mélange de force et de délicatesse. Il ne s’en rendait  même pas compte.  

Cela faisait presque trois heures que je conduisais quand je vis apparaître au loin les cheminées  fumantes de Horkstow.  

En la raccompagnant à la porte, le bleu de l’entrée me surprit. Je n’avais jamais vu un bleu aussi  lumineux et aussi profond à la fois. Un portrait de famille accroché très haut dans l’escalier l’emportait  sur les autres cadres. Quelque chose me donnait l’impression de connaître les gens.  

– Et bien, il a fait de la route celui-là ! Tu viens d’où pour limiter du fer à ce point ?  

Le mystère de ses mains. Les diseuses de bonne aventure ont au moins raison sur un point : les mains  livrent des secrets à qui sait les lire. Je me plongeai dans le livre de Ben Woods comme dans un roman  d’aventure. De longues phalanges solides, une cicatrice ancienne, plusieurs coupures, des brûlures. Les  mains sont l’aube de l’humanité. Le feu qui reflétait les premières lueurs de l’intelligence, la viande qui  cuit, les pierres déplacées, les gestes au ciel. 

Je fixais la lune. J’attendais qu’elle m’éclaire mais j’étais désespérément seule avec mon désir. 

Voir avec des yeux d’artiste. Transpercer le présent et voir au-delà. Ce cheval qui entrait dans la cour du  manoir à l’aube de ce 3 décembre 1756, faisait ses premiers pas dans l’éternité. Il serait le premier  modèle au service du savoir et de l’art.  

Comme des acteurs avant d’entrer en scène, nous avions entre nos mains un monde naissant.  De son soufflet, George augmenta le feu qui chauffait le mélange de résine et de cire pour qu’elle soit  prête à être injectée dans les vaisseaux.  

George fixait sur les poutres les cordes qui maintenaient la planche sur laquelle reposaient les quatre  sabots. Plus il Ɵrait, plus le cheval semblait reprendre vie. 

Une tête de cheval dans une chambre, plus rien ne m’étonnait. George déplia un vieux drap de lin et la  posa sur le côté. L’œil était grand ouvert. On aurait dit que le cheval était impatient de voir sa nouvelle  vie. Je compris. Tout s’éclaira à la vue de cet œil figé dans le vif. Le triomphe de l’art sur la mort était  une réalité qui transcendait le désir même des artistes. C’était l’œil de la vie éternelle. 

Comme le cavalier et sa monture, nous faisions corps lui et moi. Moi et mon violon dans ce tête-à-tête,  tous deux reliés par cet archet qui dansait pour nous.  

– Dis-moi Mary, pourquoi les chevaux nous fascinent autant ?  

Skinner fit signe à quatre hommes du fond qui montèrent à leur tour sur la table. Quatre musiciens qui  mirent aussitôt le pub dans un état d’euphorie. Ceux qui ne pouvaient pas danser parce qu’ils ne  tenaient plus debout furent écartés comme des bêtes malades par le troupeau sain.  

Mes pieds cherchaient à échapper à l’étau de mes boƫnes bien trop sages tandis que la sueur se  déversait entre mes seins jusqu’au barrage de mon corset.  

Nous longeâmes le cimeterre et Vinci fendit les ombres des tombes qui dansaient devant l’attelage. 

Mary Stuart m’apparut. Le bourreau avait dû s’y prendre à trois reprises pour séparer sa tête de son  corps.  

Ma main tremblait ce qui faisait briller la lame de la hache et me renvoyer mon image.  

– Vue latérale sans l’épaule gauche. Muscle splénius. Description : muscle profond qui succède, sous la  crête de l’encolure, à la partie cervicale du muscle rhomboïde. Il permet de garder la tête haute.  

– Il permet de garder la tête haute, répétai-je.  

L’éclat de ses yeux sombres se refléta dans une larme qui dansait sur le bord de sa paupière.  La grange n’était plus qu’un abaƩoir. Et ma prison. 

– Bon Dieu Mary, décidément tu ne peux rien faire comme tout le monde. Je cours me laver les mains.  Ne bouge pas. Tout va bien se passer.