Chronique des souvenirs d’une carrière de fonctionnaire en sous-préfecture, dans une petite ville de province, où les jalousies et les ragots vont bon train… Le passage de 14 sous-préfets en 32 ans, dont une femme en dernier, constitue la trame de ce récit, avec chacun leur caractère, leurs manies, leur gentillesse ou leur agressivité, donnant parfois lieu à des scènes cocasses. Les relations parfois tendues, mais décrites avec humour, entre collègues et sous-chefs se révèlent aussi souvent amusantes.

Par ailleurs, le public lambda ignore trop souvent la nature des affaires traitées dans cette administration, hormis la délivrance des pièces d’identité et les retraits de permis de conduire, mais les relations communales et intercommunales, ainsi que les aides matérielles qui sont apportées aux élus dans la constitution de leurs dossiers, méritent d’être enfin soulignées et reconnues : une bonne découverte pour ceux et celles qui en ignorent tout.

Quelques événements privés, d’ordre amical ou affectif, parfois dramatique, émaillent ce récit, le rendant plus vivant et varié, ce qui ne peut que retenir l’intérêt du lecteur.

Extraits

Les quatre premiers mois passés à travailler sous la houlette de Cédric se déroulent à peu près bien. Rapidement, il change d’attitude, devient avec moi de plus en plus froid, sec et cassant. Il me fait participer à de multiples réunions, dont je dois rédiger les procès-verbaux, mais lorsque ceux-ci lui sont présentés à la signature, soit il les barre d’un grand trait rageur en m’interdisant de les modifier et de les diffuser, soit il les conserve carrément dans son tiroir et je n’en entends plus parler… À cause de lui, je me ferai accuser par un maire d’avoir « enterré son dossier pendant deux ans sous la poussière » ! … En fait, rien ne va plus… Est-ce parce que je n’ai pu m’empêcher de lui adresser quelques réflexions ironiques évoquant son ancien métier d’instituteur ? Quand il a prétendu que « les congés ne servaient à rien », je lui ai aussitôt rétorqué « qu’il en avait pourtant bien profité… » – Cela n’est rien, comparé à son incroyable hypocrisie. Alors qu’il occupait la place depuis à peine un mois, il m’a déclaré, sans honte : – « Je suis farouchement contre la dilapidation des deniers de l’Etat…» – Quelque peu surprise, je n’en ai pas moins pensé : c’est ce qu’on verra, mon bonhomme, tu feras comme les autres. Trois mois plus tard, estimant sans doute que le lit sous-préfectoral était trop usé par ses prédécesseurs, il s’est fait livrer un nouveau lit à deux places, en bois des îles, d’une valeur d’environ dix mille francs. Pour lui tout seul ! C’était un bon début…

Quand on s’entretient avec Gigi, son doux regard brun tout d’abord fixé sur vous, au travers de ses lunettes rondes, dévie rapidement au-delà de votre visage, pourchassant on ne sait quel point invisible dans l’espace loin derrière vous. On se demande, première réaction, s’il vous écoute toujours, et ensuite, ce qu’il peut bien regarder aussi attentivement au-delà de votre personne, tout en se caressant lascivement les quelques cheveux ras et châtains qui ondulent sur son crâne ovoïde ?

Alors que l’entretien est sur le point de se terminer et que vous tournez votre propre regard, aussi discrètement que possible, dans la même direction que lui, vous vous apercevez qu’il n’admire rien d’autre que son reflet dans la haute glace ornée d’un trumeau de bronze doré qui surplombe la cheminée, juste en face de son bureau. À la vue de son sourire extasié et de la flamme langoureuse dansant dans ses yeux, vous pouvez enfin deviner combien il s’aime !…

D’un paternalisme affecté à l’égard de son personnel, il dissimule un caractère tout feu tout flamme, sous une bonne dose de bonhomie et d’affectivité débordante. Entre deux éclats, rappelant Jacky à ses débuts, il lui arrive de nous baptiser ma petite puce, ou bien ma bichette, ses mots doux préférés. Mais si l’une ou l’autre a le malheur de commettre la moindre gaffe, ou d’écrire le moindre mot de travers dans un courrier, il explose dans un tonnerre assourdissant d’imprécations et le seul moyen de faire cesser le déluge consiste à le planter là, en lui claquant la porte au nez… Bien que peu d’entre nous osent cette impolitesse, il nous mène si souvent à bout de nerfs, au bord de la crise de larmes, que j’en suis moi-même parvenue, au moins une fois, à cette extrémité !…