Dans un futur plus que probable, nous suivons le quotidien de Théo, jeune humain jouissant du bonheur que lui assure sa parfaite insertion dans un système social dont la principale fonction semble être une gestion fine du temps et des autres ressources et qui fonctionne grâce aux données partagées sur les réseaux sociaux. Grâce à des outils technologiques pensés pour presque chaque situation de la vie, Théo semble flotter sur un réel qui n’a que peu de prise sur lui, la mort elle-même étant prise en charge. Le récit accroche le lecteur grâce à un humour et un détachement qui ne sont qu’apparents : les situations, drôles ou absurdes, révèlent progressivement une toile de plus en plus étroite qui enserre les individus. Ce manuscrit aborde les thèmes de la mort et du cancer avec subtilité tout en emmenant le lecteur à méditer sur la société actuelle. Ainsi, ce livre met en exergue que la mort ne fait aucune différence et frappe tous les êtres vivants. Sans aborder la question de l’au-delà, la société décrite dans cet ouvrage place la mort au centre comme moteur de l’égalité réelle entre les citoyens. Son originalité réside dans le fait que la mort est envisagée positivement, ce destin commun rendant les citoyens empathiques. Participer à la création de ce roman c’est aussi promouvoir une autre vision de la vie, une vie où la mort n’est pas une fin mais un ciment fondateur car chaque personne que vous pouvez croiser dans la rue connaitra le même destin que vous. Ce manuscrit est une dystopie grinçante et le lecteur sera surpris de pouvoir télécharger l’application dont il est question dans le livre faisant ainsi passer de la fiction à la réalité.

PARTIE 1 : Une journée du futur présent

Chapitre 1

15 h.
C’est l’heure à laquelle Google Home réveille Théo au son de Intro par The XX. Le matin il reste étendu sur son lit absorbé en lui-même, la couette remontée jusqu’aux aisselles. Son processus de réveil nécessite, en général, ces minutes après la sonnerie pour lui permettre de remettre de l’ordre dans ses idées. Allongé de tout son corps dans le lit, il remonte son bras gauche et le place derrière sa tête tout en laissant son bras droit le long du corps. Dans cette position, il peut, grâce aux caresses que les doigts de sa main droite prodiguent au tissu de la couette, laisser dérouler les notifications qui donnent vie à son plafond. Son estomac, par un grognement, lui rappelle qu’il lui faut toujours un café et deux tartines grillées. L’une des notifications qui s’affiche au-dessus de lui signale une invitation de sa mère, une autre qu’il a oublié d’enregistrer son document de la veille. Depuis quelques semaines déjà, il consacre son temps à la rédaction d’un carnet en ligne dans lequel il prend en note ses pensées. Il se gratte un peu le lobe de l’oreille et, en glissant sur le bas de son profil, ses doigts affichent l’ensemble du temps qu’il a produit depuis sa naissance en années, mois, jours, heures, minutes, secondes, ainsi que l’ensemble des informations qu’il a générées durant tout ce temps, et compilées à la seconde près depuis sa naissance. Son plafond lui affiche son relevé d’existence de 24 ans, soit 12 623 040 minutes et son relevé d’activité depuis son accès au marché du travail qui est de 4 ans, soit 2 103 400 minutes. Un triangle rouge qui lui indique sa production de temps en baisse déclenche en lui un soupir d’exaspération. Son regard se porte sur la gauche du plafond où un onglet lui présente sa photo de profil autour de laquelle un décompte de 33 heures et 57 minutes est installé. Après consultation il roule lentement vers le bord de son lit, se met debout et s’étire une dernière fois avant de tomber à genoux pris de vertiges.
« Il est 15 h 4. Il vous reste 33 heures, 56 minutes pour votre C.R.I » répond la voix artificielle de Dark-Vador via le boitier Google.
— Ok Darth, affiche le compte d’activité dans la cuisine s’il te plaît. » demande-t-il en se relevant.
Il se rend à la porte de sa chambre aux murs partiellement peints en jaune vif et qui donne sur l’entrée de son appartement situé au 4e étage d’un immeuble du 20e arrondissement de Paris. L’entrée se prolonge d’un couloir au milieu duquel les portes du salon et de la cuisine se font face. Au bout de ce couloir, la salle de bain-toilette et une chambre d’amis vide. Dans la cuisine, les vitres numériques diffusent une lumière vive qui transmet son énergie à la pièce d’un côté, tout en lui offrant le ciel parisien grisâtre de l’autre. En entrant dans la cuisine, l’écran incrusté sur le mur au-dessus du plan de travail s’allume et affiche sur fond blanc les lettres noires en caractère gras : humoov. À la suite de quoi un graphique apparaît et une animation y trace une fonction convexe. La courbe retient son attention un instant puis il s’en détourne et sort des placards : un paquet de pain de mie et une cuillère qu’il pose sur la table. Tout en ouvrant le paquet, l’inscription : « On naît, On vit, On meurt. » en italique jaune sur fond blanc au dos du paquet étire ses joues d’un sourire. Il insère deux tranches de pain de mie dans les fentes trop larges du grille-pain, range le paquet et presse le bouton d’allumage. Il ouvre la porte du frigo et se saisit d’un pot de confiture qu’une étiquette entoure de ses initiales : « TB ». Un voyant bleu indique le démarrage de la cuisson, et son attention se porte à nouveau sur la courbe en forme de V qui affiche la durée de son temps de vie en minutes.
Bonjour Cher Lecteur ! Politesse oblige : je suis Monsieur Georges. Permettez-moi, Cher Lecteur, pendant que Théo est occupé de vous guider à partir de ce point de l’histoire et de vous apporter quelques précisions utiles. Car si vous êtes entré dans cette histoire c’est que vous avez du temps à gagner car il s’en va toujours et à tout moment. Ce qui me fait penser à mon ami Tycho Brahe, brillant astronome danois et auteur d’une étude poussée du ciel avec quelques 777 étoiles découvertes à son palmarès, durant la Graille-Party organisée par l’empereur Rodolphe II (empereur du Saint-Empire) le 13 octobre 1601. Je me souviens de la date parce que le repas, qui avait duré 6 heures, était si long que mon ami et moi n’avions pu nous rendre aux toilettes afin de ne pas offenser Sa Majesté. Mon ami, qui avait une envie plus que pressante, est décédé d’un calcul ou d’une septicémie du fait de s’être retenu d’uriner pendant ce diner interminable. Une occasion de rappeler que la politesse tue. Respectant votre temps qui est important à mes yeux, laissez-moi être votre guide. J’essaierai bien évidemment de ne pas vous importuner dans la mesure du possible. Présentations faites, revenons à Théo et à la Courbe de Vie que lui présente l’écran de son ordinateur. Elle affiche en abscisse une estimation de son temps de vie et en ordonné, une estimation de son autonomie et de sa dépendance. Ainsi, plus le temps passe, plus son autonomie diminue. Passé le pic inversé de la courbe, le temps continue de passer tandis que sa dépendance commence à augmenter. Actuellement à 12 623 040 minutes de vie, il est encore très haut sur la première partie de la courbe. Ce qui veut dire qu’il est loin d’avoir atteint son pic d’activité à environ 42 048 000 minutes de vie. Dès qu’il passe ce cap, c’est la phase de dépendance qui ne fera plus qu’augmenter sur la deuxième partie de la courbe jusqu’à sa mort qui intervient vers 49 932 000 minutes ou avant s’il le souhaite. En attendant, il est tellement absorbé par les informations affichées sur l’écran, estampillé « On naît, On vit, On meurt » sur le coté, qu’il ne remarque ni l’arrêt de la musique qui le plonge dans le silence, ni la présence évidente et regrettable de cérumen durci dans le conduit de son oreille, ni son envie d’uriner.
Théo se gratte à nouveau l’oreille et tapote deux fois sur la notification illuminée par l’écran sur le mur de la cuisine. L’écran lui affiche un nouvel email qu’il se concentre pour lire…