L’APOTHÉOSE
» Le 8 juillet 2018, sur l’île de Fyn au Danemark où Maïté m’accompagne. C’est la seconde fois que je participe aux championnats du monde de duathlon ; je pense avoir beaucoup progressé et appris depuis Nancy en 2012. J’ai beaucoup diversifié mes entraînements, donnant la priorité à la course à pied. Je me suis initié à la pratique du yoga, du tai-chi et du Qigong, trois disciplines différentes mais complémentaires qui m’ont apporté en deux années de pratique un peu de souplesse physique, ce qui est relatif car je suis souple comme un verre de lampe ! La concentration et le travail sur la respiration m’ont permis de trouver une forme de sérénité pour évacuer le stress, faire le vide et m’isoler dans ma bulle avant les grands rendez-vous.
On se rend au Danemark en voiture, 1800 kilomètres avec une halte sympathique en Alsace, ensuite la traversée Sud-Nord de l’Allemagne avec un trafic autoroutier très chargé, camions, travaux, bouchons : douze heures trente pour faire 1100 km, et arriver enfin à Odense. Deux jours de visite à Copenhague, sa petite sirène, la horde de touristes photographes asiatiques pour l’immortaliser dans leurs carnets de voyages. Retour à Odense pour le défilé des nations, moment festif et convivial.
Le lendemain, une reconnaissance tranquille du parcours vélo, un peu de tourisme en ville, et on est déjà à la veille de la compétition… Briefing, reconnaissance de la course à pied, dépôt des vélos, la pression monte ! Une particularité des courses dans lesquelles le départ est simultané pour plusieurs catégories de « groupes d’âge » est la difficulté à situer son classement. Entre 60 et 75 ans, il y a 3 catégories, pas facile de deviner visuellement par le physique dans quelle catégorie est celui qui a les cheveux et la barbe blanche, par exemple, 60 ans ou 74 ans, tant les apparences peuvent être trompeuses ! J’ai étudié les CV sportifs des participants. Dans mon groupe, un Anglais semble sortir du lot avec 7 titres de champion d’Europe et du monde ! Un Canadien, dont j’ai fait la connaissance pendant le défilé, s’est vanté d’avoir participé à 1100 courses cyclistes… Des clients sérieux !
Je pense que pour moi la meilleure option est d’attaquer d’entrée, il me faut réussir une première grosse course à pied. Je suis bien dans ma tête et dans mon corps, « je crains dégun » comme on dit à Marseille. Après une bonne séance d’échauffement, je me place devant sur la ligne de départ, juste à côté de « mon ami » Canadien. Grosse tension en attendant le coup de pistolet libérateur ! Le Canadien démarre comme une fusée… Je le laisse prendre quelques mètres, d’une part parce que je sais que je n’ai pas les capacités physiques pour tenir ce rythme, étant déjà dans le rouge (ce qui signifie être dans une situation difficile voire critique, limite rupture), et d’autre part parce que je sais que la course est longue. Je me calme et trouve mon rythme. Au bout de 500 m, je le rejoins et le dépasse, sur les demi-tour je vois que je le distance peu à peu. J’ai de bonnes sensations, et en rentrant dans le parc à vélo, je constate avec plaisir qu’aucun vélo de mon groupe d’âge n’est parti. Ça donne des ailes, mais il ne faut pas s’enflammer !
Comme le drafting est autorisé, il faut que je trouve un bon groupe pour ne pas dépenser toute mon énergie sur le vélo. Les 3 premiers kilomètres je suis seul, je ne parviens pas à faire la jonction avec les groupes plus jeunes partis devant, au contraire, c’est même moi qui suis repris par un groupe de six plus jeunes, dont un Américain et un Néo-Zélandais, qui essaient de coordonner les relais. L’Américain me dit : on se décale toutes les 30 secondes, et on tourne. Je lui réponds OK, je verrai bien si je peux tenir la cadence… Ça fonctionne pour moi jusqu’au 11ème km où je décroche doucement, sensation de détresse, je perds 50 m, puis 100 m, pas possible de revenir sur eux. Au demi-tour, au kilomètre 10, j’aperçois l’Anglais à 250 mètres dans un groupe derrière moi. Là, je m’arrache, et parviens à rattraper mon groupe au 15ème km. Peu après, l’Anglais et son groupe nous reprennent. Maintenant, nous formons un groupe de 15, mais ça ne collabore pas. Accélérations, ralentissements, ça me permet de récupérer un peu, tout en contrôlant que mon Anglais ne tente pas de me fausser compagnie. Nous rentrons ensemble dans le parc à vélo situé au sous-sol d’un grand parking. Je pose le vélo juste devant lui, mais il repart à pied devant moi, maintenant c’est une partie de poker menteur qui s’engage entre lui et moi ! Il y a 250 m à courir dans le parking, pour atteindre le pied de la rampe de sortie, qui mène dans les rues du centre-ville, avant de rentrer dans le parc, où se trouve l’arrivée.
Je suis sur ses talons, je suis sûr que ça l’énerve. J’ai l’énorme avantage de savoir que j’ai été plus rapide que lui sur la première course à pied, je porte une violente attaque dans la montée en béton, je vois que ma stratégie paye aussitôt, je le distance de quelques mètres. Il s’est passé plein de choses dans ma tête à ce moment-là. Pour offrir une meilleure vision de la course aux spectateurs, le parcours comporte des zigzags où on peut voir les autres concurrents. À 1 km de l’arrivée dans un de ses lacets, je le vois lui, mon adversaire… J’ai 200 mètres d’avance, c’est bon ça ! J’ai les jambes lourdes, tenir, tenir, dernier virage, une dernière ligne droite de 250 m, début de crampes !! Non, ce n’est pas possible, je ne vais pas devoir m’arrêter si près du but. Ma force mentale m’emportera vers la victoire. Je veux être champion du monde, et je le serai ! Je le suis, avec seulement 9 secondes d’avance. Fair-play, mon adversaire me félicite. Quelle course, quelle intensité ! Je ne me suis jamais battu autant que pour cette victoire. Et vaincre cet homme au palmarès impressionnant, je ne m’en croyais pas capable. »