Rendre hommage à la psychanalyse fut ma toute première intention. Cette ambition secrète a fait surface avec la nécessité d’inscrire quelque part la douleur d’exister et sa traversée, pour laisser trace. Peu à peu, le désir de vivre, l’élan de traduire la force de ce désir, de le transmettre, l’ont emporté dans ce travail d’écriture.
À mon insu, ce livre a pris la forme d’un manifeste pour la vie. D’une prétention à susciter du désir pour la vie.
Prétention à ouvrir ou causer de nouvelles voies, pour l’autre moi-même exclu, rejeté, marqué par la blessure des mots, par les stigmates de son corps, par sa condition sociale ou son état psychique, et pour ces cabossés de la vie qui, peut-être, jusqu’à l’intime et profond sentiment de honte, me rejoignent dans ce gouffre d’indignité ressenti qu’ils traversent, indignité de vivre, d’exister, d’être là : écrire. Conjurer la honte d’exister, pour tenter de supporter la vie.
À l’image de ces trajectoires sinueuses, la géographie de ce livre offre ses chantiers de fouilles, ses terrains vagues ou accidentés, ses excavations, ses hautes montagnes, ses déserts, ses chemins de traverse, ses raccourcis pour franchir ce relief morcelé.
Pas de chemin linéaire, vous l’aurez compris, pour avancer dans le paysage atypique d’une existence révélée à elle-même par un très long travail psychanalytique. Par ces méandres, telles qu’elles peuvent être mises en œuvre lorsque nous sommes allongés sur le divan du psychanalyste, il s’agit de découvrir ce qui fait une vie, de suivre ainsi les logiques inconscientes à l’œuvre, les déceler. À les avoir aperçus, rien ne pourra désormais demeurer comme avant…
Un récit de vie construit comme un principe actif donc, un composé résolutif pour d’autres voies possibles, plus douces, plus apaisées, plus vivantes.

Extrait

Cinq novembre mille neuf cent quatre-vingt-cinq, dix-sept heures. Difficile de trouver sa voix(e). Son corps palpite d’angoisse. Les mots se bousculent dans sa tête, ses pensées tentent de s’articuler pour se dire, mais en vain, rien ne sort. Son corps tremble, se raidit. Pourtant, il est venu pour parler, mais… la crainte de l’analyste, de surcroît médecin psychiatre, l’inhibe encore plus. Par sa démarche hésitante, son corps tendu, sa voix au souffle affaibli, pris sous ce regard pourtant bienveillant, sa peur d’être pris à nouveau pour un fou se réactive soudain et l’oppresse.
Cette peur, il la connaît bien pourtant. Compagne intime et cependant si étrangère. Elle est là présente dans toutes ses rencontres au quotidien, que ce soit pour sortir de chez lui, pour aller faire ses courses, ou pour prendre le bus et se rendre à l’université. Outre les obstacles matériels du quotidien auxquels il se heurte, il lui est devenu difficile d’être regardé sans que cela ne provoque tremblements, raideurs et angoisse. Peur d’être regardé, de ce regard observateur qui le dévisage en exprimant la stupéfaction, l’incompréhension et l’inquiétude. Lui qui se sent si différent dans son corps et dans ses pensées.
Ainsi, se voyant regardé par l’autre comme un étranger, il en devenait étranger à lui-même dans l’effroi d’une image d’anormalité…