Léo pensait avoir posé définitivement ses valises, être enfin arrivé à bon port. Il y croyait dur comme fer ! Il n’avait pourtant rien oublié sur les différents quais empruntés tout au long de son itinéraire. Cela lui semblait une évidence car son quotidien avait été structuré ainsi « chaque chose doit être rangée à sa place ».
A ceci près que son fidèle ami, des noms propres indélébiles, ses invisibles, ses héros, les mots, la musique, des écrivains cabossés de la vie et des souvenirs à la pelle étaient là tout en désordre gravés en lui.

L’écriture et la musique ne l’avaient jamais trahi, quitté. Lui non plus. Une fidélité, un engagement sans limite qui allaient lui permettre de tirer au clair certaines zones d’ombre et de rendre hommage à ces belles personnes pour ce qu’il était devenu, il leur devait tout.
Il aspirait comme tout un chacun à une fin de voyage au bord de la plage, face à la mer et son immensité, un horizon bleu azur droit devant, c’était sans compter sur ce satané crabe jamais très loin de sa route.
Ceci étant, Léo était convaincu que plus rien ne pourrait l’atteindre en procédant à ces convocations.

Extrait

Fleurs fanées sur nos tombes
Je couvais quelque chose à coup sûr, ma vie partait en vrille…
La lecture de ces feuillets que j’avais précieusement conservés et nos souvenirs, mon ami qui m’avait tant supporté, tenu à bout de bras dans mes périodes de doute, tes conseils avertis pour Meursault bien que discret et pas très bavard d’ailleurs à cette époque, ressurgissaient dans ma vie à un moment décisif comme si au loin je t’entendais me dire :
– Eh ! Léo, réveille-toi ! Arrête de gamberger, la vie est courte ! Tu t’es égaré ! Change d’itinéraire, bon sang !

Les Invisibles
Tout n’est pas politique. Si je parle d’amour, d’art, j’ai rendez-vous avec moi-même, avec mon être dans ce qu’il a de plus intime et mes rencontres à l’usine d’Aubervilliers et au bureau des Impôts en témoignent. D’un côté, la Chine européenne des années 70 faisait partie des vestiges, Mitterrand ayant habilement sonné la fin de la récréation et ses fantômes avaient définitivement fui vers des pays où l’on n’arrive jamais. De l’autre, l’Amérique européenne où le genre humain et le bien commun avaient laissé place à l’individu en 3D, régnait en maître absolu sur le globe. 

Ardoise salée
Le temps défilait. Buvant ma bière, je m’interrogeais, tout en continuant à observer ces indistincts certains, si j’étais vraiment là à l’attendre parce que j’en avais réellement envie ou parce que la situation m’avait quelque part dictée d’être là, ici et maintenant, que j’allais sagement abdiquer et respecter ainsi ce sacro-saint principe de l’engagement moral. Ou devrais-je me fier à mon instinct, tout laisser tomber pour un regard furtif, un sourire échangé et tenter ainsi l’impossible ?

Le crabe
Cette scène de vie ordinaire au bord de la mer à la fin de l’été m’enchantait et rien n’aurait pu laisser penser qu’un jour nous ne serions plus à Carnon Beach, dans cette maison au toit plat, les murs extérieurs en bardage de bois exotique où la joie, les rires, les emportements, les brouhahas et les pleurs se mélangeaient du matin au soir tous les étés jusqu’à mes seize ans.
L’été 85 fut notre dernier été au bord de la Belle Bleue avant que les vents et les pluies d’automne ne viennent nous apporter qu’un lot de mauvaises nouvelles et m’invitent à une pause de longue durée dans ma pratique des activités aquatiques.