© Nathalie Hecker

Harraga est un voyage à travers le Sahel, le Maghreb et la France. Il est fait de trois histoires tour à tour tragiques, violentes ou chaleureuses, trois destins mêlés par les liens familiaux mais aussi par les chemins de l’exil, depuis la décolonisation jusqu’à nos jours. Ainsi vont se croiser les routes de François, Marthe et Abdoulaye, dans un roman d’aventures qui interroge les thèmes des migrations, des discriminations, mais aussi des liens familiaux et des rapports Nord-Sud.

L’océan était si agité ce jour-là que Marthe avait du mal à monter l’échelle de corde qui l’amenait du zodiac au navire. De chaque côté, les matelots tentaient de maintenir les cordages aussi rigides qu’ils le pouvaient, mais la houle ne leur laissait aucun répit.
Marthe ne comprenait ni d’où venaient ni vers où l’emmenaient les tensions qu’imprimaient les cordes dans ses avant-bras, l’écartelant au milieu des six mètres de l’échelle, la projetant brusquement vers la coque à pouvoir y coller la joue, puis l’éloignant presque aussitôt jusqu’à lui donner peur du vide et de la profondeur des eaux. Elle essayait tant bien que mal de lire sur les lèvres des matelots les consignes qu’ils hurlaient, alors que le fracas des vagues et le sifflement aigu du vent aspiraient le son de leurs voix.
Elle grimaçait en serrant les dents et en soufflant comme un cheval, sans parvenir à anticiper quoi que ce soit. Ses mains ne pouvaient que rester fermement cramponnées à la corde. Les bretelles de son sac à dos tiraient sur ses épaules, ses muscles étaient contractés et douloureux. En dessous d’elle, tel un kaléidoscope géant, l’eau passait du blanc d’écume au turquoise en un clin d’œil, pour revenir toujours au bleu profond, presque noir, qui tranchait avec la coque orange vif du Luz de Mar. Elle réussit à gravir un barreau, puis l’autre, en reposant chaque fois les deux pieds sur un même niveau, comme un enfant dans un escalier trop raide. Deux matelots la saisirent enfin et l’aidèrent à enjamber le rebord d’acier du pont. Elle se dégagea aussitôt de leurs mains, en rouspétant presque, car à près de 60 ans elle n’aurait laissé personne en faire trop pour elle.
Là, le vacarme des flots et du vent s’estompa aussitôt dans sa tête, laissant place au vrombissement sourd des moteurs du navire, tenace comme un bourdon de cornemuse.
Troisième mission de 15 jours à bord du Luz de Mar, dans l’océan chahuté d’octobre autour des Canaries.

© Nathalie Hecker